V

 

 

AUX abords de Laconie, la Farfadette fut prise dans une ondée. L’une de ces pluies subites, comme celle qui avait mis une flaque sur le passage de Danty. Dès les premières gouttes, les essuie-glaces entamèrent leur va-et-vient et les vitres tentèrent de se relever. Mais Danty, perdu dans ses pensées, était accoudé à la portière et le système automatique partit d’un gémissement plaintif.

Rollins lui envoya une bourrade et il retira son bras en marmonnant des excuses. La vitre remonta s’encastrer dans le logement de matière spongieuse qui doublait la carrosserie. Rollins poussa un soupir de soulagement.

Vous devez bien porter des sous-vêtements en plomb, non ? s’enquit Danty en jetant un coup d’œil appuyé au cadran qui trouait le tableau de bord immédiatement à côté du porte-revolver. L’aiguille n’avait pas quitté la portion blanche. Rollins suivit instinctivement son regard et rougit jusqu’à la racine des cheveux, mais, indiquant d’un geste large la route humide à perte de vue, il grogna :

Si ça vous amuse de vous faire tremper, je ne vous retiens pas, continuez à pied.

Il semblait s’attendre à voir l’aiguille remonter vers le rouge d’un instant à l’autre.

Danty haussa les épaules. Et puis après ? Certes, ce n’était pas rationnel d’avoir une telle trouille de la pluie ; il y avait du Strontium 90 et du Carbone 14 dans tous les aliments solides et liquides et, à moins de porter des sous-vêtements en plomb, on n’était jamais à l’abri du rayonnement Gamma des retombées de Césium 137 et autres saloperies. Mais il se répéta avec une ironie amère que Rollins était loin d’être le seul à avoir des réactions irrationnelles.

Et puis, il portait peut-être des Kœnig’s, dans le fond, mais ne désirait pas en parler avec un inconnu.

Puis, au détour d’une colline, il retint son souffle : par un caprice de l’orage, Laconie s’étalait en plein soleil, un peu en contrebas.

Était-ce le symptôme d’une terrible maladie, comme la rougeur phtisique des tuberculeux qui donne l’illusion d’une santé éclatante ? Comme le brio, l’activité intellectuelle frénétique qui caractérise le stade ultime de la syphilis ? Tel était l’avis de certains. Pour eux, Laconie n’était qu’un ersatz, un substitut ; au bord d’une mer artificielle, on avait bâti une cité de rêve pour atténuer le crime de ceux qui avaient empoisonné les grands lacs, les rivières et le littoral marin, au point que l’homme ne pouvait plus s’y baigner.

Pourtant, à sa façon, et Danty, à cet instant, aurait été la dernière personne à prétendre le contraire, c’était un endroit d’une beauté débridée, qui rivalisait avec les pyramides et Babylone.

Blanches, pourpres, vertes et or, ses tours escaladaient le ciel à la rencontre du soleil : comme autant de stalagmites, autant de peupliers, autant de piles de doublons, autant de rêves de sucre filé, autant de cascades prises par les glaces. Des passerelles d’une architecture délicate les reliaient ici et là, suspendues à des fibres de carbone que leur finesse arachnéenne n’empêchait pas de supporter les files ininterrompues de voitures circulant dans les deux sens ; et le câble plus épais, couleur d’ivoire, de l’aérobus, courait de l’une à l’autre en zigzaguant. Et l’ensemble de cette architecture aérienne, chacun de ces sommets gracieux, se miraient dans des eaux d’une pureté de cristal, dans les douves qui ceignaient chaque tour, dans un réseau de canaux à faire pâlir Venise.

D’ailleurs, Venise avait été depuis longtemps engloutie.

L’ensemble des voies d’eau aboutissaient au Nouveau Lac : c’était un lac artificiel de douze kilomètres de large, d’où Laconie tenait la première syllabe de son nom.

Il était encore tôt et il aurait été impossible de prévoir la direction que l’ondée allait prendre. Mais, pour le moment, le miroir des eaux était piqué de milliers de baigneurs, de voiliers, de hors-bord remorquant des skieurs et des cerfs-volants lancés de la plage. La rive grouillait de monde sur deux ou trois kilomètres. Au-delà, les gens s’arrêtaient sur le sable blanc comme s’ils avaient peur d’aller plus loin. Un étranger n’aurait pourtant rien remarqué de plus effrayant qu’une magnifique forêt de séquoias géants, hauts de plus de soixante mètres, au-dessus desquels s’élevait une petite colonne de fumée.

 

 

Vous habitez Laconie ? demanda Danty comme la route commençait à descendre vers la vallée.

Oui, répondit brièvement Rollins qui ne s’était Jamais autant concentré sur la conduite depuis qu’il avait pris Danty à son bord. La circulation épaississait comme caille du lait dans lequel on verse un jus de citron. Mais vous, pas. Où voulez-vous que je vous dépose ?

La première station d’aérobus venue fera l’affaire.

Vous ne voulez pas que je vous raccompagne jusque chez vous ? ironisa Rollins, si vous habitez quelque part, bien sûr.

Je me débrouillerai.

Rollins avisa une aire de stationnement libre et s’y rangea. La voiture s’immobilisa en piquant du nez. Un panneau lumineux orné d’une flèche bleue, la pointe tournée vers le ciel, indiquait la présence d’une station de l’aérobus.

Merci, murmura Danty en ouvrant le portière. Rollins ne prit pas la peine de répondre. Quelques secondes plus tard, il avait disparu dans le flot de la circulation et Danty introduisit des pièces de monnaie dans le tourniquet qui donnait accès à la station.

Cinq minutes après, la magnificence et le luxe de Laconie étaient dans son dos. L’aérobus avait déjà franchi le rideau de séquoias et pénétra dans l’ombre du bâtiment de la General Energetic. C’était un mastodonte de cinq cents mètres de façade qui se dressait bien au-dessus du câble de l’aérobus qui circulait à quinze mètres du sol.

L’énorme masse occupait le centre de Cowville comme la reine des termites une termitière. C’était le quartier général du principal employeur du pays tout entier après l’État, bien sûr, et qui n’aurait pas survécu sans son aide. Danty le comparait parfois à un temple, un sanctuaire où vivaient les adorateurs du dieu Défense nationale.

Cowville était une vieille ville. Il y avait même des gens pour dire : la plus vieille de tout l’État. Le monstre qu’on avait élevé en son centre la déformait bizarrement, comme un coin enfoncé dans une bûche pour la fendre. Ce n’était pas comme si les habitants et leurs habitations étaient venus se presser autour d’un foyer vital, dispensateur de travail et d’argent, mais plutôt comme s’ils avaient été écrasés par lui, par sa masse, tassés comme des balles de foin. Des lois très strictes leur interdisaient de s’étendre au-delà des limites historiques de la ville, car il convenait de protéger le site enchanteur de Laconie. Mais on ne venait pas toujours à Cowville pour y chercher un emploi et profiter de l’argent qui circulait largement autour de la General Energetic, à une époque où les Etats-Unis vivaient une période de dépression et de marasme économique. On y venait aussi pour être près de Laconie et connaître le privilège de se promener autour du lac en admirant les tours, symboles de tant d’ambitions qui ne se réaliseraient jamais.

Mais l’existence de Laconie n’était source de nulle rancœur : une précieuse miette du rêve américain subsistait en elle. Alors même que la plupart des gens commençaient à douter du dieu Business qui avait pollué l’air, détruit les paysages et transformé les fleuves et les rivières en égouts puants, une société avait su créer un nouveau lac aux eaux plus pures que celles d’un torrent de haute montagne.

Dans les dix ans qui avaient suivi, on avait bâti la ville de Laconie : le lieu de résidence le plus recherché de tout le continent. Du même mouvement, on avait caché derrière des arbres l’ancienne métropole de Cowville et, à l’exception du strict minimum, on la laissait carrément pourrir. On se répétait avec satisfaction que l’on ne fait pas pousser de roses sans fumier.

Et pourtant, comme le goût des aliments hydroponiques c’est presque ça mais il manque un petit je ne sais quoi… –, la vie à Laconie manquait d’un élément. Un sel, un piment, une saveur… « Je me souviens, autrefois… » disaient les gens. Mais, mis au défi de préciser, ils s’en avouaient incapables. « Quand même, protestaient-ils, c’était réel, ça ne peut pas avoir disparu complètement. »

Aussi leur arrivait-il de se mettre en quête. Ils commençaient en général par aller voir si, par hasard, la vraie vie ne se cachait pas à Cowville. Par les rues crasseuses, jonchées de détritus de toute sorte, dans les boutiques où s’entassait tout un bric-à-brac hors de prix, dans les immeubles « prélaconiens » dont les appartements avaient été divisés et subdivisés et subdivisés encore. C’est qu’on avait du mal à trouver un logement, à Cowville. Il allait s’attendre à ce que cela finisse comme l’antique système rural chinois où la propriété ancestrale était morcelée de génération en génération jusqu’au jour où une famille entière devait vivre dans un placard à balais.

Ceux qui ne menaient pas leur quête au bon endroit se retrouvaient volés, violés, détroussés, retroussés ou simplement assommés à coups de bouteille dans un bar. Mais, avec un peu de chance, ou si quelqu’un leur avait donné le bon tuyau à l’avance, ils apprenaient à s’y reconnaître parmi les divers points de repère. Un message griffonné à la craie, sur un mur, à minuit, que la pluie aurait effacé à quatre heures du matin ; une adresse épinglée dans une boutique : RÉUNION, suivie d’une date, d’une heure et d’une adresse. Une pancarte aperçue derrière une fenêtre : ON TROUVE DES CHOSES. La nature de ces « choses » n’étant pas précisée. DÉTECTIVES PRIVÉS. ON RÉSOUT LES PROBLÈMES. CAS DIFFICILES.

On était libre de suivre les indications ainsi fournies, et l’on aboutissait à une ville différente. La ville qu’habitait Danty.

 

 

Il quitta l’aérobus à une station installée sur le toit de l’un des plus anciens immeubles de la ville, plus de soixante ans. Lors de l’extension de l’aéroligne en direction du lac, il avait semblé de bonne politique d’installer les stations sur le toit des immeubles existants. Mais les vibrations les avaient mis en danger et il avait fallu les étayer avec des poutrelles de béton qui faisaient à présent double usage : elles supportaient un escalier extérieur. De cette manière, l’escalier intérieur et la cage de l’ascenseur avaient été transformés en salle de bains et en cuisine minuscules. Quatre appartements avaient été installés sur le toit en subdivisant les deux qui l’occupaient à l’origine et dont certaines fenêtres étaient devenues des portes d’entrée.

À l’unique fenêtre de l’appartement le plus proche de l’escalier, à peine lisible derrière le verre renforcé, une carte annonçait laconiquement : « Consultations ». Danty entra, après avoir ouvert la porte au moyen d’une clef qu’il portait accrochée autour du cou. C’était une clef précieuse ; il en existait en tout et pour tout deux exemplaires. Il était risqué d’utiliser des clefs de série, dans la Cowville moderne, car nombre de gens en possédaient des collections complètes. Quand on avait les moyens, on s’en faisait donc faire une sur mesure.

L’aérobus qu’il venait de quitter prit de la vitesse et l’appartement vibra légèrement.

Magda ! lança Danty en refermant la porte. Il n’obtint pas de réponse. Il ne s’attendait d’ailleurs pas vraiment à en avoir, Magda devait être absente.

L’appartement se composait d’une vaste pièce dont deux murs d’angle étaient occupés par des canapés transformables, d’une alcôve fermée d’un rideau, d’une salle de douche et d’une cuisine. Dans la pièce régnait le désordre coutumier. Des feuilles arrachées à un bloc-notes étaient éparses sur une table basse. Danty y jeta un coup d’œil pour s’assurer qu’il n’y avait pas de message pour lui ; mais toutes étaient couvertes de termes techniques indéchiffrables.

Il jura entre ses dents. Certes, on avait besoin d’elle ailleurs aussi mais, un jour comme aujourd’hui…

Son ressentiment retomba. Après tout, c’était peut-être mieux ainsi. Peut-être fallait-il qu’il réfléchisse à ce qu’il avait fait. Jusqu’à l’arrivée en vue de Laconie, il avait été en mesure de mettre une sourdine à la conscience qu’il avait de ses faits et gestes du matin. Mais ils se rappelaient violemment à son bon souvenir.

Pour se distraire, plus que par appétit, il alla prendre un steak de soja et un carton de lait dans le congélateur, alluma la télé et s’assit pour la regarder en mangeant. C’était la fin du bulletin météorologique qui fut aussitôt suivi des comptes de la journée : taux de S02, niveaux de radiations — bêta et gamma — pollen, carcinogènes recensés, et le reste…

Danty regardait distraitement. Il pensait en fait à l’homme venu de la mer.

Des images se formaient dans son esprit. Il se représentait les conséquences de cette arrivée, caillou dur jeté dans les rouages d’une vaste machine bien huilée. Il y aurait du mou dans les courroies, ici et là, pour compenser. Petit à petit, pas à pas, il serait possible, par déductions successives, de se faire une idée de son identité, des raisons de sa venue, de ce qu’il espérait accomplir.

Et alors, peut-être, l’action s’imposerait.

Acquitte-toi donc des actes justes et impératifs, marmonna-t-il entre ses dents, car l’action est supérieure à l’inaction.

 

 

D’un geste soudain et violent il repoussa son assiette. Il crispa si fort ses mains brunes l’une contre l’autre que ses phalanges blanchirent. Il était sur le point de claquer des dents et dut contrôler les muscles de sa mâchoire pour s’en empêcher.

Magda, je t’en supplie, reviens vite, par pitié !

J’ai peur !